Je ne suis revenue au restaurant que trois jours plus tard. Le samedi. Je ne travaille pas entre le mercredi et le samedi. Trois jours pour oublier les seins de Julia, les cheveux de Julia, les mains de Julia, l’odeur de Julia, sa chatte. Et ce soir au restaurant, normalement Julia n’est pas là. Elle ne travaille pas le samedi. Et de toutes façons je crois qu’elle est partie en Israël pour les fêtes. Moi par contre je suis là. Et Chris aussi. Comme tous les samedis soirs. Ce soir je commence tard, dix-neuf heures. Et si je ne me trompe pas Chris a commencé tôt, dix-sept heures probablement. Alors quand j’arrive ce soir pour prendre mon service, j’ai la boule au ventre. Les images de Julia agenouillée entre mes cuisses gravées sur ma rétine. La douceur des lèvres de Chris imprimée sur mes lèvres, son regard fou. La boule au ventre. Des frissons de détresse bien plus que de plaisir. Je pousse la porte, il est en première ligne. Il est en train de prendre une commande, table trois, lève les yeux quand je passe la porte, je lui souris, réflexe, il baisse le regard. Ni gêné, ni déçu, une sorte de colère presque. Quelque chose de sombre. En trois jours seulement il ne risquait pas d’oublier. Je monte me changer et redescends au bar, salue les autres, aucune remarque, aucun regard en coin, personne n’est au courant, personne ne se doute de rien, c’est déjà ça. On m’annonce que je remplace untel à l’étage. Avec un peu de chance je ne croiserai pas Chris tant que ça. Je soupire, soulagement. Sauf que les heures passent, et à chaque montée d’escalier, à chaque descente d’escalier, je le croise. Chris. Toujours lui. Ses yeux bleus, ses cheveux noirs, sa démarche pressée, son pantalon serré, sa chemise ajustée, Chris. Les heures passent et autant de sourires, c’est un réflexe, j’ai toujours souri à Chris, toujours. Et ce soir plus encore, gênée de mon côté oui c’est sûr. À deux reprises nous manquons de nous percuter, moi avec mon plateau plein de verres, lui avec quatre assiettes dans les mains. Il jure, m’insulte en italien, rien d’anormal, Chris est comme ça. Il parle seul, marche vite, insulte tout le monde mais surtout lui même, finalement rien n’a peut-être changé. J’ose le croire.
À vingt-trois heures le restaurant est toujours plein, samedi soir, week-end férié, vacances en plus, on n’en voit plus la fin, l’escalier m’épuise, la salle du haut ne se vide pas, en bas non plus. La cuisine sonne, je cours en cuisine, tombe sur Chris qui jure car il se retrouve à devoir me suivre avec les assiettes d’un groupe de dix français à l’étage. Je presse le pas, cinq assiettes dans les mains, j’accélère dans l’escalier malgré la fatigue, le sens qui souffle derrière moi. Je dépose les assiettes sur la table, repars à toute vitesse mais n’ose pas redescendre. Chris est encore avec le groupe. Alors au lieu de reprendre l’escalier je continue dans le couloir du bureau, fais mine de partir me rincer les mains aux toilettes. J’ouvre la porte, personne, m’approche du lavabo, tourne le robinet, passe un peu d’eau sur mon visage, relève la tête vers le miroir, tombe les yeux dans ceux de Chris derrière moi. Toujours ce regard sombre. Je me retourne mais n’ai pas le temps de ressortir. Chris m’attrape violemment par le poignet et me conduit de force dans la cabine du fond. Il me jette à l’intérieur, ferme la porte, s’appuie sur la poignée.
-C’est quoi ces sourires ?
-Je… Je sais pas.
-Julia t’a pas suffi ? Tu veux m’allumer aussi ?
-Non je… Je sais pas.
-Non ? Tu sais pas ? Ça t’a pas plu l’autre soir ?
-Si ! Enfin…
Je suis perdue, mes yeux palpitent, la poignée, le mur, la porte… Chris, ses yeux, son sourire. Il me sourit. Chris sourit. Alors je lui souris moi aussi. L’air est à nouveau respirable. Chris s’approche, je tressaillis. Il pose une main sur ma joue, ses doigts courent dans mes cheveux, il m’embrasse, à pleine bouche, sa langue sur la mienne, je suis à bout de souffle.
-Julia n’est pas là.
-Euh non…
-Ce soir tu n’es qu’à moi.
Mon esprit se perd, je déconnecte, trop de questions. Pourquoi ? Comment ça ? Depuis quand ? Vraiment là, maintenant ?
Nous sursautons tous les deux au bruit de la porte qui s’ouvre un peu plus loin. Une cliente. La porte de la cabine d’à-côté s’ouvre, se referme. Je suis tétanisée. Pas Chris. Il défait le bouton de mon pantalon de lin qui tombe immédiatement sur mes chevilles. Sans enlever mon tablier il fait glisser ma culotte d’un doigt. Mes fesses nues se glacent contre le carreau du mur. Mon tablier toujours noué à ma taille. Hypnotisée par son souffle, ses yeux, son désir. En bruit de fond la cliente qui pisse. Chris attrape mes poignets, tend mes bras au-dessus de ma tête, m’oblige à faire demi-tour, ma joue s’écrase sèchement contre le carreau. Perdue. Excitée à mourir mais complètement perdue. Effrayée, aussi. Au moment où le bruit de la chasse d’eau retentit la main de Chris claque contre ma fesse. Je réprime un cri, plisse les yeux de douleur.
-Ne me souris plus de ce sourire… Plus jamais.
Et dans les six, dix secondes peut-être où la chasse d’eau de la cabine d’à-côté s’écoule à grand bruit, Chris frappe chacune de mes fesses, de grandes claques qui résonnent, me font un mal de chien. Et pourtant je souris, je ne résiste pas, je souris et je mouille. Jamais je n’ai mouillé comme ça. Le silence revient. La cliente est partie. J’inspire, je tente de me calmer, je n’ai toujours pas osé ouvrir les yeux, mais soudain j’entends un autre bruit. Un tintement. Celui d’une ceinture qui s’ouvre, d’une fermeture éclair qui descend. Je veux me retourner mais Chris plaque une main sur ma nuque. L’autre attrape fermement ma taille. Me voilà obligée de me cambrer totalement, le visage toujours collé contre le carreau, la bouche déformée, les cheveux dans les yeux, les fesses rougies reculées au maximum. De son pied il m’oblige à écarter les jambes. En une seconde il est en moi. Ses mains accrochées dans ma chair il va et vient à toute vitesse, ses hanches claquent contre mes fesses endolories. Mes mains sont collées au mur, je reçois ses coups de hanches comme j’ai reçu ses claques, dans la violence, dans le stress, à toute vitesse. Chris marche vite, parle seul, s’énerve pour un rien. Et baise pareil. Vient le coup final. Il s’écrase contre mes fesses, son sexe profondément en moi il jouit. Il jouit dans un râle, écrase encore un peu plus mon visage contre le carreau. Mes cheveux sont défaits, mon tablier à moitié arraché.
Il se retire comme il m’a pénétrée. Sèchement. Il remonte sa braguette, rattache sa ceinture. Il m’attrape par le poignet, me retourne, sa main plaquée sur ma gorge. Mon dos meurtri contre le carreau.
-Me dis pas que t’as pas aimé. Et me dis pas que Julia pourra un jour te prendre comme ça.
Son sourire est de retour. Il tapote ma joue comme on félicite un chien.
La porte s’ouvre, il disparait. En marchant vite.
Image d’illustration : Fumigraphik. Licence Creative Commons.