Aujourd’hui c’était le signe de trop. Les mots de trop. Le regard de trop. Quand j’y pense ça fait cinq semaines que je la drague sans trop m’en apercevoir. Enfin si, soyons honnêtes, je m’en aperçois très bien. Je crois que le premier jour où je me suis lancée, ce devait être la fois où j’ai parlé de sa tenue. On porte ce que l’on veut au restaurant, tant que le haut est noir. Julia porte toujours cette jupe en jean un peu grunge, je n’avais pas spécialement fait attention jusqu’à ce que je la trouve en pantalon derrière le bar. Les mots sont sortis de ma bouche sans que je ne les contrôle vraiment. Alors que j’attrapai un plateau chargé de boissons je lançai un innocent : « Où est ta jupe ? ». Ses yeux de chatte ont vibré avant de se planter dans les miens, intrigués, très intrigués. Je n’ai jamais eu de confirmation de qui que ce soit au restaurant, mais de subtiles réflexions en sous-entendus, je crois en être sûre, Julia s’intéresse aux filles. Par contre pas de doute dans mon entourage me concernant. Je crois que personne dans ma vie n’a émis de doute sur ma sexualité. Garçons, garçons, garçons. Même quand je coince ma copine Marie entre deux murs pour l’embrasser devant des copains médusés, personne n’y croit. Alors ce soir-là dans les yeux de Julia je lisais surtout de la perplexité…
Ensuite ça a été ses cheveux. Un soir en prenant mon service j’entrai dans le restaurant et la trouvai de dos, débarrassant une table, une masse de cheveux sombres et bouclés descendait en cascade jusqu’au milieu de son dos. En passant derrière elle pour rejoindre l’escalier du bureau je lançai un « Tu devrais lâcher tes cheveux plus souvent, ça te va vraiment bien ». Sans bonjour, sans m’arrêter. Sans la voir je sentis qu’elle se figeait, perplexe à nouveau.
Sa jupe, ses cheveux… Il y en a eu d’autres, des phrases idiotes tout droit sorties de ma bouche sans que je ne m’en aperçoive. Le truc c’est que j’aime ça. J’aime la confusion et le désir que je lis dans les yeux de Julia quand je lui parle comme ça. Quand je la prends par surprise. Parce que je deviens un mystère pour elle. Tellement qu’un soir, alors que je venais de lancer une autre de ces remarques par dessus le bar, Chris, qui enregistrait des commandes à la caisse et sentit l’électricité dans l’air leva les yeux sur notre face à face et éclata de rire. « Julia c’est quoi ce regard ! On dirait que tu vas la dévorer. » Julia rougit, « Et bien voilà, tu devras vivre avec » dit-elle en baissant les yeux. « Mon plaisir » répondis-je avant qu’elle parte en salle. Le temps se figea un instant. Moi tentant de ravaler les mots posés sur le bar, son pied ne faisant plus le pas qu’il avait initié, le doigt de Chris suspendu au-dessus de l’écran.
En cinq semaines j’ai fait miennes ces phrases de gros lourds que je déteste, ces regards de mecs insondables que je déteste. Je suis un allumeur qui joue sans assumer. Qui ne se soucie pas des conséquences. Jusqu’à ce soir.
Milieu de soirée. Je sèche les verres au bar, Julia est sur son portable derrière moi. À ma droite derrière le bar également, Chris prépare deux cafés. Il attrape un plateau, y pose les deux tasses et part en salle. Pressé, pour changer, il est obligé de se glisser entre nous deux, de frôler mon dos, de frôler Julia, ni elle ni moi ne nous écartons. Alors Chris se glisse, mais s’arrête, se retourne, nous levons toutes les deux nos yeux vers lui. « Agréable ! ». Et il repart. Échange de regards amusés entre Julia et moi. Amusés… Mais dans l’amusement l’innocence se perd, et je sens, je vois autre chose dans ses yeux. Et je sais que malgré moi je suis en train de lui rendre ce même regard.
Fin de soirée. Chris, Julia et moi sommes désignés pour faire la fermeture. Les autres partis, nous nous installons à la grande table pour faire les comptes, répartir les pourboires. Il y a toujours cette même tension entre nous. Pas vraiment quelque chose de palpable, c’est très léger, délicat, quelque chose dans l’air, comme les premières rafales avant un orage, quand le ciel est encore bleu. Et puis il n’y a pas de raison de s’attendre à quoique ce soit. Au restaurant, l’équipe est plus une famille qu’une bande de potes. Il n’y a jamais de séduction entre nous. La question ne se pose même pas.
Mais ce soir il y a quelque chose. Quelque chose qui est né la première fois que j’ai posé mes yeux sur Julia dans mes premiers jours au restaurant. Qui est né la première fois qu’elle a posé ses yeux de chatte sur mon visage, la première fois qu’elle m’a détaillée discrètement de la tête au pied. Sa façon de dire « Oh, toi… » en guise de bonjour quand elle me voit.
« Tu as tes affaires ? ». Julia me tire de mes pensées. Non, je n’ai pas mes affaires, elles sont encore en haut. Je me lève et prends l’escalier pour monter au bureau qui fait office de vestiaire. Je change de pantalon, j’enlève mon gilet, mon tee-shirt, et au moment d’enfiler mon pull je me rends compte que j’ai perdu mon bracelet. Il a dû tomber sur la moquette. Je cherche, guette un scintillement, je retourne mon tee-shirt, mon gilet pour peu qu’il s’y soit accroché, je cherche encore, jusqu’à sentir mon dos rougir sous la chaleur de ses yeux. Je tourne la tête. Julia est montée.
« J’ai oublié de remonter le téléphone. »
Elle s’approche de moi, ses yeux parcourant mon visage, mes cheveux qui tombent sur mes épaules nues, mes seins, mon ventre, mes yeux. Elle s’approche doucement. Je serre un peu plus mon gilet et mon bracelet cassé dans ma main. Je réalise que je n’avais jamais pensé à ce qu’il se passerait si toutes mes petites phrases et mes regards d’allumeuse nourrissait une vraie flamme. Je réalise que cette fois il ne s’agit pas d’être ivre et de coincer Marie entre deux murs dans un bar. Ce n’est plus un jeu. Julia n’est pas la naïve Marie. Julia est belle, Julia est sensuelle, Julia aime les filles et Julia me désire. Et moi je réalise qu’au fond, terrorisée certes, je suis ravie de ne pas être ivre, je suis ravie que ce ne soit pas Marie. Je réalise que je n’ai pas juste envie de poser mes lèvres sur les siennes, j’ai envie qu’elle pose ses mains sur ma peau, j’ai envie de glisser mes doigts dans ses cheveux noirs, j’ai envie…
C’est elle qui a glissé ses doigts dans mes cheveux. Elle m’a regardé droit dans les yeux, sa main s’est approchée de mon visage, s’est posée sur ma joue puis a glissé dans mes cheveux. Elle m’a regardé droit dans les yeux, et dans ses yeux j’ai pu lire qu’il est temps d’arrêter de jouer. De poser les allumettes et de contempler le feu que j’ai allumé. Je suis en train de récolter ce que j’ai semé.
Elle pose ses lèvres dans le creux de mon cou. Première fois qu’une fille pose ses lèvres dans le creux de mon cou. Première fois qu’une fille prend les devants avec moi. Ses mains glissent sur mes épaules, ses doigts se posent sur le haut de mes seins, suivent la courbe de ma taille, mes hanches. Ses baisers couvrent ma peau, je me tiens immobile, un peu idiote, paralysée par la peur, délicieusement surprise. Mes pensées courent à toute vitesse. Oui cela est en train d’arriver, oui je laisse une femme me toucher, me caresser, oui, j’aime ça. Plus que tout. J’adore les baisers de Julia, les mains de Julia, son odeur, ses cheveux, ses yeux de chatte, sa jupe en jean, les courbes de son corps, sa voix sensuelle, son prénom, j’adore son aura. Sensuelle.
Alors je prends son visage entre mes mains et pose mes lèvres sur les siennes. Doucement, puis je cherche sa langue. Je sens son souffle s’accélérer. J’entends le mien suivre le rythme. Deux corps semblables qui s’accordent. Jeu de miroirs. Je nous trouve belles… J’ose poser mes doigts sur ses seins, je l’entends gémir et j’adore ça. L’innocent doux plaisir fait lentement place à l’excitation… Le sensuel se fait sexuel. Je désire Julia. Me perds sous ses mains.
Ni l’une ni l’autre n’avons entendu les pas de Chris dans l’escalier, puis dans le couloir qui mène au bureau. Pourtant il se tient là, l’épaule contre le mur, les yeux grands ouverts, silencieux. Pourtant Chris n’est jamais silencieux, toujours pressé, hyperactif, parlant tout seul, criant sur tout le monde. Mais là il est immobile, adossé contre le mur, absent. Je m’arrête. Surprise Julia se retourne, et nos regards se figent. Instant à nouveau suspendu. Le bout de mes doigts sur les seins et la taille de Julia, sa main sur ma fesse, l’autre sur ma joue. Julia finit par tourner son visage vers moi, son regard s’accroche au mien, amusée, excitée, et comme plus tôt dans la soirée je lui rends ce regard. Sa bouche s’entrouvre, je l’embrasse à nouveau. Pendant que ma langue caresse la sienne, pendant que je mords dans sa lèvre, elle attrape le bas de son tee-shirt et le fait passer par dessus sa tête. Mes doigts avides se précipitent sur sa peau, je veux connaître sa texture, sa douceur, je veux connaître les courbes de sa taille, de ses hanches, je veux sentir son téton contre ma paume, je veux respirer son odeur. Je ne peux plus mentir, me mentir, mentir à personne, il y a un témoin masculin. L’excitation de Chris emplit l’air du couloir, du bureau, entoure nos corps, attise la nôtre. Julia attrape mon visage entre ses mains, et pendant qu’elle plaque sa langue à la mienne, elle me force à m’agenouiller. Ses mains glissent jusqu’à mon jean, elle défait le bouton, passe ses mains sous ma culotte et serre mes fesses, les presse, plante ses ongles vernis dans ma peau. Je me colle contre elle, mes seins contre les siens, ses cheveux caressent mon épaule, tout n’est que frisson. Elle me fait basculer en arrière, ses lèvres toujours sur les miennes, ses baisers se font plus intenses. Je m’allonge sur mon manteau resté au sol. Elle se redresse pour faire glisser mon jean sur mes jambes et le poser dans un coin. Un instant j’ouvre les yeux, je vois Julia à genoux entre mes cuisses, et Chris un peu plus loin, plus fou de désir que jamais, son regard parcourant mon corps.
Julia se courbe, embrasse mon ventre, glisse sa langue dans mon nombril avant de descendre progressivement vers mon sexe. Elle soulève le tissu pendant qu’elle met son doigt dans sa bouche, puis ce doigt trace une ligne humide de mon nombril à mon clitoris. J’entends Chris gémir, et Julia murmurer, sans un regard : « Chris, vient l’embrasser ».
Je ferme les yeux, dans l’attente des prochaines secondes.
Chris pose ses lèvres sur les miennes au moment où Julia introduit son doigt en moi.
Mes pensées cessent, mon esprit se tait. Tout est soudain devenu irréel, impossible, délicieusement impossible. Je me laisse aller à tous mes désirs, mes pulsions. Je tends une main pour agripper les cheveux de Julia qui lèche, embrasse mon sexe. Mon autre main cherche la joue de Chris, ma langue caressant la sienne. Plus tard, j’oblige Julia à se défaire de sa jupe, ses collants. Je comprends qu’elle a fait entrer Chris dans le jeu pour moi uniquement. Pour me rassurer peut-être, bizarrement. Elle ne le touche pas. Avide de son sexe à elle j’embrasse son ventre et descends chercher ses lèvres, son clitoris, j’inspire son odeur, curieuse, et me lance dans les caresses du bout de ma langue. Chris caresse mes cheveux, mon dos, mes fesses. Sa main remonte sur ma tête, il me guide. Il regarde. Julia gémit. Je me délecte de l’entendre gémir. Car c’est moi et moi seule qui la fait gémir, ma Julia. Qui m’impressionne tant. Alors que je me concentre sur son plaisir, et Chris s’intéresse soudain au mien. Il insère deux doigts en moi. Je soupire, c’était bon. Donner et recevoir. Je cherche son sexe de ma main, le trouve, le serre sous son pantalon.
Julia jouit à peu près en même temps que moi. Je sens les spasmes de son sexe, les vibrations sur ma langue. Je sens les spasmes de mon sexe autour des doigts de Chris. J’entends le rire de Chris. Je souris, je sais que Julia sourit.
Image d’illustration : « Waitress style 60″ par No Crop Photo. Licence Creative Commons.