Le jeu a commencé avant même que je commence mon service. Dix minutes en avance, comme toujours. Je me sers un verre d’eau. Connecte mon téléphone aux enceintes du restaurant, choisis une musique, la tête inclinée vers l’écran, puis il y a eu l’éclair. Décharge électrique. Ses lèvres se sont posées sur ma nuque. 1-0.
J’ai souri. Soupiré. Un soupir de désir, de résignation. J’ai levé les yeux au ciel. Parce que je n’avais même pas commencé mon service.
L’escalade a repris où nous l’avions laissée deux jours plus tôt. L’ascension de cette montagne au sommet invisible, noyé dans les méandres de nuages orageux. Éclairs lumineux, menaçants et magnifiques. Hier soir nous contemplions le ciel ensemble. Mais hier soir est un autre soir.
J’ai donc pris mon service, à dix-sept heures, avec un point à rattraper. Aucun client, une pluie battante, terrain de jeu immense. Je l’ai cherché des yeux, trouvé à la porte, tirant sur une cigarette. Sensuel, comme toujours. Et si on fermait le restaurant, les autres n’arrivent que dans une heure… Il a dit ça en attrapant ma main. J’ai souri. Il m’a attirée vers lui, son nez s’est frayé un chemin dans mes cheveux, il a inspiré mon parfum, déposé un baiser derrière mon oreille. J’ai souri, soupiré, levé les yeux au ciel. 2-0.
Les autres sont arrivés, les clients aussi, les commandes également. Terrain glissant. Du genre à jouer pour gagner, je le cherche des yeux, mes pupilles s’agitent en tous sens, où est l’un, où est l’autre, qui peut nous voir. Je le frôle quand je passe derrière lui, attrape ses doigts derrière le bar, caresse le bas de son dos, puis personne, l’un en cuisine, l’autre en salle, l’autre à l’étage, c’est le moment, je vole jusqu’au comptoir, avance, décidée, tremblante, adrénaline, pose mes mains sur ses hanches, me hisse sur la pointe des pieds, dépose un baiser sur sa nuque. 2-1. Repars, croise le regard ahuri de Chris, rejoins Julia en salle, reprends mon souffle.
Plus tard nous nous croisons en cuisine, j’en ressors, il est derrière moi je le sais, je ralentis, deux mètres nous séparent de la salle, il s’approche de moi je le sens, je ralentis encore, un mètre, puis c’est le choc de son corps contre le mien, ses bras qui m’enserrent, son souffle, il soupire, de désir, de résignation, je lève les yeux au ciel, un baiser dans mon cou, 3-1. Merde.
La soirée n’en finit plus. Commandes, assiettes, plateaux de verres, rires partagés, pauses cigarettes, je cours dans tous les sens, droguée à l’adrénaline, ce jeu m’obsède, ses lèvres m’obsèdent, le frisson qui court dans mon dos quand il me frôle, quand il me touche, attrape mes doigts derrière le bar. Il s’éclipse aux toilettes, je le suis sans réfléchir, je me fous de qui me voit, je remonte les manches de mon gilet, me laver les mains oui, me laver les mains, j’entre derrière lui, le retiens par les hanches… 3-2. Repars. On sonne en cuisine, chercher des plats. Travailler, travailler. Des cafés à faire, je m’en charge, mes pieds ne touchent plus le sol, il est au bar, j’avance, passe derrière lui, enclenche la machine, le café coule, il vient vers moi, regards à droite, à gauche, personne, un baiser sur sa joue, 3-3.
Égalité. Chris me fusille du regard, il est vingt-deux heures, plein coup de feu. Il est temps d’arrêter. Pour mille raisons il est temps d’arrêter. Je souffle, soupire, de désir, de résignation et d’entêtement. Stop. Arrêtons là.
Commande, je me dirige vers le bar, arrive près de lui, ouvre la bouche pour parler… En une seconde, ses mains attrapent mon visage, ses lèvres sont sur les miennes. Mon corps se fige, les bras à moitié levés, les yeux encore ouverts. Le sol se dérobe sous mes pieds. Il a osé. 4-3.
Les clients au bar sourient. Je repars, je titube, jette un œil autour de moi, personne. Mais ça n’a plus d’importance. Une nouvelle partie démarre. Je refuse de la perdre. Il me faudra dix minutes pour lancer l’attaque. Il sort fumer dans la rue. Je jette un œil à mes tables, mes collègues en salle, mes commandes, j’ai une seconde, une seconde pour y aller, marquer ce point. Je traverse l’entrée, contourne une table, sors, il est assis, lève ses yeux de chat vers moi, j’attrape son menton, dépose mes lèvres sur les miennes, il goûte la cigarette et je m’en fous. 4-4.
Égalité. La soirée se termine. Les derniers clients sont partis. Temps de ranger, nettoyer les tables, polir les verres, les couverts, changer les bougies. Plus de bougies, plus de serviettes, je descends à la cave. Chaleur de la cave. J’enjambe les cartons, les caisses de bouteilles, attrape trois paquets de serviettes, la porte s’ouvre, se referme. Mes bras s’abaissent, mon visage se tourne, Mark est là, caisses dans les bras. Il ne m’a pas vue. Je tremble. Instantanément je tremble. Temps des prolongations, pas d’égalité possible vraisemblablement. J’attrape un carton de bougies, avance vers la porte. Il tourne son visage vers moi, près de lui je ralentis, mon corps s’arrête, tiraillé entre le désir et la fierté. Sortir, sortir vite. Rester, rester et consommer, enfin, ce qui nous brûle.
-Je suis venue chercher des serviettes.
-Je vois.
Silence. Je ne rougis pas je blêmis, je le sens. Il fait chaud dans la cave, malgré la porte restée ouverte. Je ferme un court instant les yeux, son nez se glisse dans mes cheveux, il embrasse ma tempe. 5-4. Je soupire. Ses lèvres courent jusqu’à ma joue. 6-4. Mon cou. 7-4. Je soupire encore. Il se glisse de l’autre côté de moi, mon cou, encore. 8-4. J’entends les caisses qui touchent le sol, ses mains désormais libres se posent sur mes hanches, ses lèvres sur ma nuque. 9-4. Je ne tiens plus. Les paquets de serviettes me tombent des mains, s’écrasent par terre. Je me retourne, mes yeux un court instant dans les siens. Il plonge sur moi. Ses lèvres sur les miennes. Puis c’est l’hésitation, nos bouches à quelques millimètres l’une de l’autre se respirent, se retiennent, attendent. Je romps le silence, mes lèvres se joignent aux siennes. Ses mains s’accrochent à mon dos, mes bras enlacent son cou, mes mains dans ses cheveux, passionnés. Chaleur de son corps, chaleur de la cave, nos deux corps fous de désir, dans l’escalade, loin du sommet mais plongés au cœur de l’orage maintenant. Je me fonds entre ses bras, ses mains, sous sa langue, contre ses lèvres. Mark. Mark, ou le plaisir d’attendre.
Image d’illustration : Mark Lorch. Licence Creative Commons.