GQ – « Death Stranding: Bless This Mess »

Difficile d’oublier la claque que fut ne serait-ce que l’annonce de Death Stranding. Dans une première vidéo, Mads Mikkelsen – qui sera un jour le sujet d’un article estampé « obsession malsaine », vous ne perdez rien pour attendre – apparaissait, le visage dégoulinant d’une matière noire et visqueuse, vissant son regard dans le nôtre alors que des humanoïdes bien flippant.e.s apparaissaient à sa suite. La seconde laissait place à un Norman Reedus nu (comme dirait ma sœur : « on va clairement jouer à ce jeu pour le scénario ») se précipitant au secours d’un bébé à peine né, avant de se perdre dans la contemplation d’un paysage apocalyptique dégoulinant de cétacés échoués ; et au loin, un arc en ciel inversé. Au cas où il fallait nous le rappeler, pour son premier jeu avec Kojima Productions, Hideo Kojima n’avait pas l’intention de faire les choses à moitié. Evidemment, les interventions ésotériques du Sensei n’ont en rien éclairé le tortueux synopsis de son bébé mais en ont fait grimper la hype à un niveau volcanique.

Et depuis sa sortie, force est de constater que c’est la guerre. Coup de génie débarqué du turfu ou objet chiant et pompeux ? Les critiques et les fans se déchirent, les débats s’échauffent au point de souvent atteindre la limite Godwin du milieu vidéo-ludique : la négation de votre nature de « vrai » gamer – j’utilise le masculin et non l’écriture inclusive à dessein : lorsque ce niveau est atteint, il y a généralement bien longtemps que vous, femelle, n’existez plus sur le champ de bataille -.

Et donc, ça dit quoi sur l’oeuvre ? GQ en propose une analyse fine et forte agréable à lire, mettant en lumière la dualité radicale et géniale d’un côté, verbeuse et pénible de l’autre. Mais afin de vous forger votre avis, le mieux demeure encore de vous immerger dans Death Stranding. Personnellement, comme tout être humain doté d’une personnalité obsessive mais à peu près fonctionnel, je viens tout juste de le commencer, le sirotant comme un thé trop chaud pour une question d’équilibre psychique, un bon jeu vidéo occupant littéralement tout mon espace mental – jusqu’à m’accompagner en rêve. Exit alors tout intérêt pour la chose professionnelle et le maintien de ces relouitudes si désuètes que l’on appelle « vie sociale » ou tout simplement « réalité ». Et c’est dans cet état que je finis, une fois l’épopée virtuelle terminée :

À chaud et de manière partiale, que dire de Death Stranding ? Etant de moins en moins indulgente sur les questions de représentation, il m’a tout d’abord fallu passer outre l’énervement fatigué suscité par le casting « it’s all soooo whiiiiiiiite » du jeu – et ce malgré la présence masquée de Tommie Earl Jenkins, la joie de retrouver Mads Mikkelsen et l’euphorie d’incarner Norman Fucking Reedus -, choix d’acteurs et d’actrices qui m’ont rappelé l’obstination des japonais.e.s à rester à la rue sur le sujet. J’ai donc décidé, pour des raisons de cohérence scénaristique, que le Death Stranding était une invention de suprémacistes blancs destinée à s’attaquer spécifiquement aux personnes de couleur, d’où leur suspecte absence du jeu. Après avoir consciencieusement fait son office, le machin a échappé à ses créateurices et est joyeusement parti en couille ; mais vous voyez l’idée. Avec un peu de bonne volonté, tout s’explique.

Plus sérieusement, Metal Gear Solid (de la série culte signée Hideo Kojima époque Konami) avait été une claque monumentale. Cela peut paraître suranné au vu de l’évolution si rapide du jeu vidéo, mais, pour la très jeune gamine que j’étais, l’oeuvre proposait le premier environnement avec lequel je pouvais autant interagir. Solid Snake, qui porte bien son nom (et son frère, Liquid, encore mieux. Hideo Kojima n’a jamais fait dans la subtilité), pouvait se faufiler à peu près partout. Même si hostile – MGS reste un jeu d’infiltration -, l’environnement devenait facilement une arme qui augmentait les capacités déjà élevées du héros : cartons, cachettes, bruits pour surprendre les ennemis, camouflages, EMP… Impossible de ne pas tracer un parallèle négatif avec Death Stranding : je n’en suis qu’à quelques heures d’immersion, mais il est indéniable que là où l’environnement de MGS jouait plutôt avec le personnage principal, le monde de Death Stranding se pose résolument contre Sam Porter.

Augmentée par le poids sous lequel croule parfois le héros, le moindre pas peut rapidement devenir une souffrance. Tout nous fait ralentir, trébucher et tomber. L’équilibre n’est jamais assuré. Le froid et l’humidité sont presque palpables. Et ce n’est évidemment qu’un fade avant-goût de ce qui vous attendra lorsque Sam s’embourbera dans des flots noirs de mort.e.s (ça, ajouté au bébé portable en pleurs : autant dire que la première fois que je me suis retrouvée confrontée aux Echoué.e.s, j’ai frisé la descente d’organes). Alors que MGS était vif, furtif et parfois aérien, Death Stranding propose un voyage dont la nature souvent laborieuse se ressent presque physiquement. On souffre à mesure que le matériel du héros s’épuise sous l’effort, on maugrée contre cette pluie incessante et corrosive qui s’attaque à vos chargements, on éructe des « alleeeeeeeez-làààààààààà !!!!! » au rythme des turpitudes alpines de Sam.

Mais aussi, on se perd des heures dans la découverte de ce monde austère et sublime, à la solitude ô combien relaxante. Et surtout, on soupire de soulagement et de gratitude lorsque, au coin d’un passage compliqué, apparaît une échelle laissée par un.e autre joueur ou joueuse. Si les vaporeu.se.s Échoué.e.s ont pour seul dessein de vous entraîner dans les entrailles de leurs Abysses, les autres gamers et gameuses, tout aussi invisibles, sont là pour vous rappeler que vous n’êtes pas seul.e et que la bonté existe en ce bas monde (vous me rétorquerez que le jeu n’est pas assez vieux pour que des petit.e.s malins et malignes aient renversé la dynamique afin de vous tendre des pièges comme dans Bloodborne. Peut-être. Laissez-moi rêver). Death Stranding ayant pour sujet principal l’importance des connexions, c’est au moins réussi de ce côté. À lire ici.

Scott Meslow, 11/11/2019