Tu m’as demandé si je voulais une photo de ta chambre – d’un coin de ta chambre – et je ne t’ai pas répondu.
Non, pour être exacte tu as dit « j’ai pris une photo d’un coin de ma chambre et je ne te l’ai pas envoyée parce que (…) et donc de façon très subtile je te dis ça pour que tu me dises envoie-la-moi ou ben non (…) ».
Je ne sais pas quoi te répondre.
Enfin si, je sais, mais chaque fois que je démarre le message dans ma tête, il s’étire à n’en plus trouver de point.
Déjà, j’ai répondu sans répondre puisque je n’ai pas répondu. J’ai coupé mon téléphone hier soir pour ne pas savoir si tu écrirais, si tu prolongerais la conversation entamée en fin de journée, j’ai coupé mon téléphone car passée une certaine heure je ne pouvais plus te répondre.
Elles sont peu nombreuses les personnes qui savent qu’on s’écrit. Que je t’écris. Je n’aime pas trop en parler. Parce que je me dis qu’elles ne comprendraient pas – et je me sens ridicule en disant cela parce que c’est une règle universelle, toutes les personnes qui écrivent à leur ex ont une bonne raison de le faire et se disent que les autres ne comprendraient pas, oder ?. Je me sens toujours obligée de commencer par « non mais ça ne va pas durer sur le long terme » ou « c’est pas l’idée du siècle c’est clair », et puis après vient le fameux « mais » que mon interlocutrice redoute, le « mais » qui lui fera dire plus tard « elle est dans le déni c’est clair », parfois je rajoute « je suis peut-être dans le déni » mais s’ensuit ce même « mais » : « mais je ne crois pas », regard interrogateur, « enfin je ne sais pas », regard de pitié, bref, j’explique, je dis, mais j’ai du mal à dire. Pourquoi j’ai du mal à dire ? Parce que tu n’existes pas, tu n’es pas réel, tout ça n’existe pas, et expliquer l’inexistant, c’est compliqué, y en a qui ont essayé mais…
Non, je ne veux pas de photo de ta chambre. Quand j’ai entendu cette phrase dans ton message vocal, cette demande enfantine, remplie d’excitation, « viens, je te montre ma chambre », j’ai ri intérieurement. Je me suis moquée de toi. Je me suis dit « non mais il est pas sérieux, on avait dit pas de réel, pas de quotidien… » J’étais déjà en train de préparer mon message moralisateur, mon message de psy, un truc du genre « écoute, je ne peux pas te dire ce que tu dois faire ou ne pas faire – Demokratie, freier Mensch comme dirait X. quand je l’énerve – mais je peux te dire ce dont moi j’ai envie ou non, et en l’occurrence non, je n’ai pas spécialement envie de recevoir de photo de ta chambre, même d’un coin. Par contre, je peux t’inviter à te demander pourquoi tu as ressenti le besoin de m’envoyer cette photo de ta chambre, qu’est-ce qui te pousse à (…) » et puis le S-Bahn est arrivé et j’ai pensé « ben non, j’ai pas envie de le psychanalyser, j’ai pas envie de l’aider à comprendre les manques qu’il essaie de combler grâce à moi. C’est mon personnage, je n’ai aucunement l’intention de le soigner. » Ne rien répondre, rester mystérieuse. Bien pour rester dans le rôle de la fille forte et mystérieuse – que j’aime beaucoup jouer – mais on s’est promis d’être honnête, de ne pas jouer à qui a le pouvoir sur qui, alors non, il va bien falloir que je finisse par te répondre. Surtout qu’en te réveillant tu verras que j’ai écouté le message ce matin. Tu vas peut-être même te sentir bête d’avoir envoyé ça hier soir, parce que ce matin une autre émotion est là. Tu vas peut-être réfléchir à réécrire quelque chose mais en ouvrant la conversation tu verras que les trois derniers messages sont de toi, ça fait beaucoup, si tu en ajoutes un quatrième c’est un peu la honte.
Je n’arrive pas à te répondre parce que mon sentiment à moi change tout le temps. Enfin non, trois heures après avoir écouté ce message je n’ai toujours pas envie de recevoir une photo de ta chambre. Mais j’ai peur de te le dire car j’ai peur de te vexer, j’ai peur que tu te sentes faible et que tu cherches le jeu de pouvoir pour regagner en force. Que la prochaine fois que je sortirai une connerie de ce type, tu ne me répondes pas. Car c’est bien ça le problème : je n’arrive pas à te dire non, à me moquer de toi, à te faire remarquer à quel point cette idée est stupide, car j’aurais pu l’avoir. Un autre jour, à une autre heure – c’était risqué de m’écrire un mercredi soir et non un jeudi – j’aurais peut-être envoyé un coin de ma chambre en guise de réponse. Un coin de moi.
J’en reviens encore à la même métaphore car c’est la plus juste : tu es mon rail, mon rail de c., mon entrée dans un Gegenwelt, un truc sans lequel je n’arrive pas à vivre, sans lequel je ne suis pas complète, sans lequel je ne pourrais pas rire. Cette année c’est toi, A., une lettre comme une autre, une lettre qui vient après P., S., T., J., des personnages masculins et féminins qui ont eu le même effet sur moi. Tu es mon rail. Je te prends volontiers. Je gère à peu près (pour combien de temps ? Les effets de l’overdose de juillet se sont pleinement dissipés…). Malheureusement tu n’es pas que le rail, tu es aussi le sachet, le sachet du colocataire, celui qui traîne sur la table du salon, celui qu’on ouvre et qu’on propose en soirée. Celui qui obsède. Tu es un rail, un sachet, et, à mon grand regret, un être vivant. Avec ses propres pulsions, ses propres besoins, ses propres envies. Je t’ai proposé de m’utiliser en retour – quelle générosité Jule – mais qu’est-ce que ça m’emmerde ! Parfois tu écris et tu tombes bien. Parfois tu écris et tu tombes mal. Pas envie d’un rail non. Mais alors que je n’en avais pas envie, que je vivais très bien ça, que l’heure était belle la journée sereine et moi aussi, l’idée germe. La proposition est faite, le sachet traîne dans la poche de mon manteau… Et je sais que je vais craquer. Comme on finit toujours par dire oui à deux heures du matin après avoir dit non à vingt et une heures. Soit parce qu’on en a envie, soit parce qu’on a peur qu’il n’y en ait plus quand on en aura envie.
Je ne te dis pas de supprimer cette photo de ta chambre et de ne plus jamais proposer ce genre de choses car j’ai peur que tu te vexes et que tu n’écrives plus. J’ai peur que tu trouves des clients moins chiants, des clients qui videront le sachet avant que je ne revienne vers toi. Je ne réponds pas car déjà l’idée m’obsède, déjà je sens que je vais craquer, je n’avais pas besoin de toi hier soir je n’avais pas besoin de toi ce matin et là ça vient, on est jeudi, l’addiction, je ne réponds pas non, car j’ai peur de regretter ce que je vais répondre, tout à l’heure je cherchais comment faire pour que tu comprennes la bêtise de cette idée, maintenant je cherche comment dévier la conversation pour être sûre que tu seras toujours là, quelque part présent au moment où je te chercherai.