On vous l’annonçait sur Facebook, le 19 juillet dernier, le débat de midi sur France Inter se consacrait à la bisexualité (on vous embederait bien le petit podcast mais le webmaster de France Inter a décidé que ça pouvait attendre la rentrée #WTF). À la rédaction, nos petites oreilles se sont dressées d’un coup, on a posé les stylos et on s’est regardées d’un œil mi-curieux, mi-excité. Voilà un débat qui nous plaît, car il nous parle. Petit tour de parole dans le bureau pendant l’annonce des invités, et on se rend vite compte qu’on est toutes un peu (beaucoup) concernées. Il y a celle qui a déjà vécu une grande histoire d’amour avec une femme « ben oui, vous saviez pas ? », celle qui fantasme à mort sur sa stagiaire « je crois que c’est réciproque », celle qui meurt d’envie d’essayer depuis qu’elle a passé deux semaines de vacances avec un couple gay et s’est sentie « vachement proche d’elles », bref, sommes-nous toutes bisexuelles ? Ou bien l’une d’entre nous l’est-elle plus qu’une autre ?
Il tombait bien du coup ce débat de midi sur France Inter, bien que l’accroche soit un peu ratée : « La bisexualité serait-elle en train de passer dans les mœurs ? » Question un tantinet étrange, puisque Thomas Chauvineau et ses invités le disent d’emblée : la bisexualité a depuis toujours traversé l’histoire de l’humanité. Encore un titre racoleur pour attirer le chaland, n’est-ce pas ? Rappelons d’ailleurs que France Inter a affirmé vouloir continuer à diffuser certaines informations relatives aux terroristes (mais c’est un autre débat).
Pour nous, la vraie question qui semble se poser aujourd’hui c’est plutôt : la bisexualité est-elle mieux acceptée en société ? Là on touche au vrai problème, en témoignent les premiers tweets postés sur #ledebatdemidi :
« d’où c’est un débat ça, dégage »
« ma sexualité n’est pas un débat, allez crever je vous déteste »
« sérieusement France Inter tombe de plus en plus bas »
Silence choqué à la rédac, non parce qu’on a quand même beaucoup de mal à imaginer des auditeurs de France Inter envoyer des « allez crever je vous déteste ». Ah, quoi que, attendez, non si, visualisez la petite Noémie que sa maman prof des écoles est allée chercher au lycée à la pause de midi, et sur le chemin du retour, dans la voiture, il y a France Inter, et là, Noémie prend super mal le fait qu’on se mette à parler de son attirance ambiguë pour sa copine Lola alors qu’elle sort avec Johnny le BG du lycée, et donc ni une ni deux, elle sort son téléphone, elle ouvre l’appli Twitter et c’est le drame, « allez crever je vous déteste ». On aurait bien voulu voir l’orthographe de ces tweets d’ailleurs, mais le modérateur semble les avoir supprimés.
Bref, malaise en plateau, mais heureusement la psy invitée, Cécilia Commo, est là pour rattraper le coup : « C’est un débat oui, car depuis toujours l’Homme s’est posé la question de sa sexualité, de ses préférences, de ses attirances. Ceux qui expriment ainsi de l’agressivité auraient peut-être peur d’être mis dans des cases. »
Question, donc : la bisexualité serait-elle aujourd’hui davantage acceptée en société ?
C’est le chemin qui semble être pris, puisque le nombre de personnes déclarant avoir eu une expérience avec les deux sexes augmente. Il faut se concentrer ici sur le « déclarent », car comme l’explique Félix Dusseau, sociologue, les chiffres dépendent de ce que les gens veulent bien raconter lors des enquêtes… Il cite alors l’enquête sur la sexualité en France de Michel Bozon et Nathalie Bajos qui nous dit que 4,1% des hommes et 4% des femmes ont des pratiques bisexuelles. Par contre ce ne sont que 0,8% des femmes et 1,1% des hommes qui se déclarent bisexuels. On observe donc un décalage entre les pratiques sexuelles et le sentiment d’appartenance à un groupe. Le même décalage à la rédac, car personne ici ne se revendique bisexuelle, tandis qu’au niveau des pratiques, d’autres nous colleraient volontiers l’étiquette.
Enfin quoi qu’il en soit, on aurait quand même pensé les chiffres plus élevés. Parce que depuis quelques années, la bisexualité s’affiche de plus en plus chez les stars (Amber Heard, Kristen Stewart, Cara Delevingne…), quitte à presque devenir tendance (Miley Cyrus) chez les ados.
D’ailleurs pour l’anecdote, vous ne le saviez peut-être pas, mais Angelina Jolie est l’une des premières à avoir affiché clairement sa bisexualité. Elle déclarait dans une interview pour Elle en 2000 :
Quand je tombe amoureuse, je tombe amoureuse d’un être humain. Je ne vois pas un homme ou une femme, une peau noire ou une peau blanche, un teenager ou un quinquagénaire, mais une âme dont je suis le complément.
Plus tard, elle ajoutera : « Je me serais probablement mariée avec Jenny (Shimizu, sa partenaire dans Foxfire, ndlr) si je n’étais pas déjà mariée. Je suis tombée amoureuse d’elle au moment où je l’ai vue. »
Pendant qu’on faisait le tour des petites copines actuelles de nos icônes préférées (Cara for ever), le débat continuait sur France Inter avec des tweets toujours plus constructifs les uns que les autres :
une honte, une merde comme ça sur France Inter
Il serait peut-être temps de reprendre à la base, non les amis ? Petite définition de la bisexualité.
Vincent Strobel, président de Bi’cause, propose la définition qui a été « mûrement réfléchie » par les membres de l’association :
Nous sommes attirés affectivement et ou sexuellement par des personnes de tous sexes et de tous genres sans nécessairement avoir des pratiques sexuelles, et nous l’assumons, nous aimons vivre nos désirs, nos plaisirs, nos amours, simultanément ou successivement.
Le maître mot, insiste-t-il, c’est le « champ d’attirance ». La pratique sexuelle est un des critères mais elle n’est pas le seul. On va de l’asexualité aux multipartenaires.
À la rédac, ça opine du chef. D’un coup, tout le monde respire. On a fini de se poser des questions, enfin ! Celles qui sont attirées par des femmes mais n’ont « jamais couché » sont enfin reconnues. Elles ne sont plus des hétéros qui fantasment, elle ne sont plus des bisexuelles pas assumées, elles ne sont ainsi plus tenues de rien : ni de ravaler leurs rêves érotiques, ni de s’obliger à aller fourrer leur nez dans un bar lesbien.
Félix Dusseau renchérit en rappelant que la bisexualité était déjà présente et assumée dans la Grèce et la Rome antiques, tout comme chez les samouraïs. Elle a toujours traversé l’histoire de l’humanité. Le problème est apparu quand l’État, comme l’Église, ont voulu mettre la main sur ces personnes, ces communautés qui seraient hors de la norme. D’où l’agressivité des tweets qui continue de déferler sur le hashtag de l’émission, et qui ne serait, au fond, qu’une stratégie de défense de ceux qui pensent que l’émission a pour but de juger, ou pire, de mettre dans des cases.
Cécilia Commo nous offre alors le point de vue de la psychanalyse, et de Freud plus particulièrement. On a tous plus ou moins de réticence à lire du Freud, il est vrai, mais l’idée reste intéressante. Freud nous dit, vous le savez sûrement, que l’enfant a une sexualité polymorphe. Il est autant dans la séduction de papa que dans celle de maman, autant dans celle du petit copain que de la petite copine. En grandissant, il tombe dans un processus de refoulement plus ou moins « réussi ». Un refoulement « réussi » fait préférer autrui à l’adulte. Celui-ci se tournera ainsi vers l’autre sexe pour exprimer ses désirs. Un refoulement moins bien « réussi » (on insiste sur les guillemets bien sûr, réussi au sens du processus, pas de jugement, ENCORE UNE FOIS) laissera la porte ouverte à des rêves, des fantasmes, des envies concernant des personnes du même sexe. Freud part alors sur l’idée que la bisexualité correspondrait au déni de la différence de sexe. Le refoulement ne se fait pas, et donc le choix non plus.
Et quelque part, Freud aurait pu twitter ceci (ça s’améliore sur la timeline) :
En milieu hétéro on est des fantasmes, en milieu gay et lesbien on est des traîtres
La psychanalyse distingue également la bisexualité de genre et la bisexualité d’objet. Parler de bisexualité de genre, c’est partir du principe (et personne ne pourra le contester, c’est aussi le Yin et le Yang) que toute personne est à la fois féminine et masculine psychiquement. Selon les périodes de la journée, de l’année, de l’humeur, on est plus féminin ou plus masculin. La bisexualité d’objet, c’est le choix de l’homme ou de la femme comme support de nos désirs amoureux et/ou sexuels.
Félix Dusseau et Cécilia Commo s’accordent ainsi à dire que la bisexualité est très mal placée sur le continuum de l’hétérosexualité et de l’homosexualité. C’est vrai qu’on a tendance à dire que sur une ligne droite qui part de l’hétérosexualité et qui rejoint l’homosexualité, on est tous quelque part entre les deux, et tous bisexuels. Mais selon eux, cette définition serait incomplète. Parce que la bisexualité devrait plutôt être opposée à la monosexualité. Puisqu’on est dans l’alternance. Elle se place ailleurs. Par ailleurs, elle est liée à d’autres critères sociaux, elle nous parle d’amour par exemple, l’amour qui revient sur le devant de la scène en ce moment. Elle fait du lien social. C’est Foucault qui disait : si l’identité de l’individu est là pour lui permettre de se lier aux autres, c’est une bonne chose, mais si l’identité se doit de le dévoiler, pour tester sa conformité avec la norme, alors elle pose problème. La bisexualité, elle, permet de faire le lien, sexuel, mais aussi amical, elle crée du lien social, et c’est en cela qu’elle dépasse la simple dichotomie homo/hétéro.
D’ailleurs, les personnes rencontrées au cours des différentes études sur la sexualité ne revendiquent généralement pas leur bisexualité, elles n’en parlent pas plus que ça. Il ne s’agit pas d’une honte, non, il s’agit plutôt d’un rapport au privé. La bisexualité existe depuis toujours, les personnes bisexuelles n’ont pas attendu la naissance du débat pour vivre. Souvent, leur attirance bisexuelle coule de source. Je suis en couple avec un homme et je regarde des femmes qui m’attirent dans la rue, oui, et donc ?
Bien sûr, l’affirmation, et l‘affirmation politique, reste nécessaire, notamment en France. Vincent Strobel mentionne une enquête réalisée en 2012 qui demandait à 6000 personnes de citer des célébrités bisexuelles. Le premier Français à être cité (Étienne Daho), ne fut cité que 50 fois, c’est peu, comparé aux 300 mentions d’Angelina Jolie.
Cette affirmation est nécessaire car les clichés continuent à avoir la vie dure, et il serait temps de les éradiquer une bonne fois pour toutes. C’est ce qu’on se dit quand on entend, abasourdi, des personnes comme François Moulins, le Procureur de la République (quand même), déclarer que le responsable des attentats de Nice était quelqu’un « ayant une vie sexuelle débridée », tout ça parce qu’il avait des relations sexuelles avec des hommes comme avec des femmes.
Elle est nécessaire, enfin, car il est temps que la bisexualité soit à nouveau banalisée. Au sens où elle devrait pouvoir retrouver sa place au sein de la norme, place qu’elle a toujours eu. En banalisant ces pratiques, les gens se rendront compte qu’elles sont extrêmement communes. Et beaucoup d’entre nous seront certainement soulagés de constater que non, ils ne sont pas seuls à fantasmer sur les deux sexes, à tomber amoureux d’une personne du même sexe tout en couchant avec une personne de l’autre sexe. Que la bisexualité n’est pas à ranger au même titre que l’homosexualité ou l’hétérosexualité. Qu’on ne se doit pas de choisir. Qu’il est grand temps qu’on nous laisse vivre, et que justement, on ne nous mette pas dans une case. La bisexualité, rappelons-le encore une fois, n’est pas une étiquette pour les personnes qui couchent avec les deux sexes, encore moins une étiquette pour ceux qui le font « en même temps ».
Terminons en citant notre bien-aimée Cara Delevingne dans sa toute dernière interview pour le Vogue anglais :
Enfant, j’utilisais le mot « gay » comme péjoratif, par exemple « c’est trop gay ». Tous mes amis le faisaient… Je suis évidemment amoureuse, donc si les gens veulent me qualifier d’homosexuelle, c’est super.
Et rajoutons que si demain, amoureux ou non, vous avez envie de vous qualifier de bisexuel, c’est tout aussi super !