Le monstre & le cannibale

Fut un temps où « Canal Plu » – comme prononcé par Benoit Poelvoorde lors d’un documentaire d’anthologie sur la vie extraterrestre – était un grand média. À cette saine époque, la chaîne se faisait un devoir d’abreuver ses ouailles de programmes d’une remarquable qualité, permettant au passage la découverte de véritables pépites : c’est ainsi que Monster, chef d’oeuvre du manga et de l’animation japonaise signé Naoki Urasawa (dont le travail fera prochainement l’objet d’une rétrospective à Angoulême et Paris), s’était retrouvé sur nos écrans ébahis.

Outre une intrigue rondement menée (Kenzô Tenma, chirurgien de génie fondamentalement humaniste, se lance à la poursuite d’un de ses anciens patients tueur en série avec la ferme intention de le supprimer), des personnages secondaires rivalisant de complexité et une trame de fond chargée (la géopolitique européenne à l’ombre du nazisme), cette lente traque est célèbre pour receler l’un des plus intrigants sociopathes de la fiction moderne : Johan Liebert

C’est à l’occasion d’un re-visionnage récent que le déclic se fit : après des années de solitude, Johan avait à présent un alter-égo, un poto aussi déroutant, effrayant et illisible que son insaisissable personne : le Docteur Lecter de la série Hannibal, campé par Mads Mikkelsen. Cet article est l’occasion de revenir sur les jeux de miroir entre deux antagonistes difficiles à comprendre car évoluant aux antipodes des archétypes du méchant lambda, mais dont la célébrité prouve la puissance d’évocation. Étudier leur succès apporte une bonne base de réflexion quant à LA question taraudant toute volonté de raconter une histoire : mais en fait c’est quoi, un bon méchant ? 

Le diable n’existe pas :

Commençons par le plus évident : au delà de leur intelligence et machiavélisme supérieurs, Johan Liebert et Hannibal Lecter présentent – souffrent ? – une dualité fondamentale : leur charisme, leur éloquence et leurs actes aussi horribles soient-ils cachent mal le doute planant sur leur existence même. Comme l’expliquait un autre grand criminel, « le meilleur tour du diable est d’avoir fait croire au monde qu’il n’existait pas » : ce qualificatif s’applique pleinement aux deux anti-héros, aussi bien comme une compétence qu’une malédiction.
Du côté de Johan, l’absence d’identité est au cœur de sa “transformation” en monstre ; un monstre qui tue, dévore et ment pour s’octroyer une réalité – mais qui, jusqu’à la fin de l’oeuvre, n’aura pas de nom (la dépossession du patronyme comme pire violence infligée est un motif récurrent de la culture japonaise (Le Voyage de Chihiro par exemple)) -.

Apparaissant tardivement et finalement très peu présent tout au long de l’histoire, Johan est une ombre avant d’être un corps. Matériau principal de l’oeuvre, il la hante plus qu’il ne l’habite, la traverse plus qu’il ne s’impose, la jonchant ça et là de cadavres comme témoignages de son existence. Mais même ces preuves, dont la violence devrait pourtant attester de la réalité, deviennent peu tangibles ; et si le spectateur n’avait pas accès à toutes les pièces du puzzle, il pourrait facilement considérer Johan – au même titre que l’excellent détective Lunge – comme un fantasme créé par Kenzô Tenma.
Si Hannibal existe – bien qu’il mette également un certain temps à apparaître dans la série éponyme -, subsiste un doute sur son existence effective, lové entre la perception qu’a le monde de sa personne et la réalité monstrueuse de son être. L’oeuvre dans son entier est sous-tendue par le motif du « voir » : Hannibal, qui dès le premier épisode affirme à Jack Crawford qu’il peut aider Will Graham à “voir” le Cheseapeek Reaper (lui-même qui, avant de mourir, demandera à Will « s’il peut voir ? »), demeure invisible pour son entourage et cherche en la personne du profiler l’élu qui sera à même de le « voir ». De fait, toute la première saison se construit autour des efforts désespérés de Will essayant de « voir » un monstre protéiforme (métaphore incarnée via l’image du Stag/Wendigo) dont la réalité palpable et l’identité lui échappent.

Tapis derrière les oripeaux du conformisme, du raffinement et de la réussite sociale, les deux personnages ne demandent qu’à être vus. Si Johan se plait à effacer l’existence de ses victimes (notamment en tuant toutes les personnes susceptibles de les avoir connues) – tout comme son passé lui a été effacé -, il enjoint certaines à plonger dans son regard et à tenter de « voir » son apocalypse personnelle, le « Paysage de la Fin » (que Kenzô Tenma percevra le plus distinctement). D’une certaine manière, son jeu du chat et de la souris avec le héros et sa sœur Nina est également un moyen de prouver son existence, tout en mettant à l’épreuve le socle de réflexion motivant ses actions (nous en parlerons plus bas). Du côté d’Hannibal, cette volonté d’être « vu » est encore plus palpable : en effet, le seul pétage de plomb du bon docteur suivra la découverte de la traîtrise de Will, qui le trahit alors qu’il l’avait laissé le voir. 

 

Deux « cordes tendues entre le sur-homme et le monstre » ?

Mais l’élément le plus frappant de ressemblance entre ces « Tic & Tac – Rangers du Meurtre » – et peut-être la clé de leur nature d’excellents antagonistes (pour preuve, le Joker du Dark Knight fonctionne sur une dynamique similaire) – est à chercher dans la logique conduisant leurs actions. En effet, ni Hannibal ni Johan ne présentent masse d’émotions à la vue de la mort ; tout leur entourage – même « proche » – est potentiellement une proie ; si la manipulation fait partie intégrante de leur processus de chasse, ils ne semblent pas en ressortir de satisfaction notable ; et surtout, bien que Johan fasse parfois mention d’un cryptique « passage du rêve au réveil » : aucun des deux n’a de motivation apparente de tuer. En un sens, ils sont des incarnations partielles de ce que la philosophie qualifie de nihilisme, « fête sinistre de la volonté de puissance décadente qui essaie de se procurer une ultime jouissance dans les spasmes du meurtre et du sacrifice » (Jean Granier).

NDLR: « Le nihilisme, ce n’est pas une théorie philosophique à proprement parler, c’est tout d’abord une atmosphère qui s’éprouve sur le plan affectif, alors qu’il n’y a pas de réponses aux divers «à quoi bon?» » (Cegeptr)



Confrontés dès leur plus jeune âge à l’horreur humaine (Hannibal forcé de manger sa sœur, Johan fruit d’une expérience eugéniste), les deux hommes ont déconstruit les notions de bien et de mal pour survivre, y substituant leurs propres systèmes « moraux » faisant peu cas de la vie de leurs congénères. La dangerosité de ce renversement des valeurs est d’ailleurs explicitement mentionnée par Wolfgang Grimmer (compagnon de route de Kenzô ayant subi le même traitement que Johan – l’un des meilleurs personnages de Monster –) s’en prenant à Franz Bonaparta (version nazie de Montessori), lui reprochant les terrible conséquences de la destruction du curseur entre bien et mal sur la construction mentale d’un enfant. De ce renversement découle en partie la logique meurtrière des deux personnages. Hannibal massacre parce qu’à l’image de Dieu, pourquoi pas. C’est d’ailleurs la réponse exacte que Johan donne à Kenzô lorsque ce dernier lui demande les raisons de ses tueries : pourquoi pas. Johan, pour qui la seule égalité réside dans la mort (il est ainsi le négatif – et antagoniste – parfait du docteur Tenma, pour qui toutes les vies se valent), tue pour agrémenter une vie dénuée de sens, dont le seul intérêt est de danser au dessus du vide – et de faire danser les autres -. Hannibal et Johan sont tout deux plongés dans l’absurdité d’une existence sans raison ni but, décidés à en tirer quelque chose par une joute permanente avec la mort. Dans cette optique, le terrifiant dialogue entre Johan et l’orphelin Milos est une véritable piste de compréhension sur son nihilisme constitutif : naître n’a rien de spécial, tout est voué à mourir, « une vie ne devrait même pas être comptée comme existence, (…) alors pourquoi vis-tu ? » – et ce avant de sadiquement envoyer l’enfant faire l’épreuve morbide de ce néant, par simple goût du jeu -. Tout comme dans un style différent, le meurtre de l’inspecteur Pazzi par Hannibal – qui admet avoir déjà appelé le numéro mis en place pour le dénoncer – met en lumière son goût pour l’amusement pervers et gratuit : 

Comme plus on est de fous plus on rit, les deux personnages forcent leur entourage à les accompagner dans leur danse macabre ; ce n’est pas sans fondement que tout deux sont reconnus comme des maîtres de la manipulation – le défaut d’empathie est également une preuve de nihilisme -. Attention ici, car défaut d’empathie ne veut pas dire incompréhension de leur interlocuteur ; c’est même tout l’inverse. Les moyens de parvenir à leurs fins sont multiples, les raisons peu apparentes. Pourquoi Hannibal se focalise-t-il sur Bedelia, sa psychiatre ? Pourquoi Johan, dont il est dit qu’il « s’amuse à désorganiser des fourmis », se découvre une passion pour un milliardaire et son fils (quoi que cette partie fait plus ou moins sens tardivement dans l’animé) ? Encore une fois, pourquoi pas. Tout est en général bon pour pousser leur victime dans ses derniers retranchements, le but étant en général que la personne se tue ou tue : c’est vrai à de multiples occurrences pour Johan (l’une des meilleures illustrations de son implacable force de persuasion mortifère est à trouver dans son monologue au détective Richard Braun, résultant dans le suicide de ce dernier -. Le fait que la scène se passe sur un toit n’a rien d’anodin : nous avons précédemment parlé de « danse au dessus du vide » à dessein), c’est le moteur de la troisième saison d’Hannibal (l’avènement du Dragon Rouge). 

En résumé, l’aspect principal de leur nihilisme est de ne pas craindre la mort. Elle n’est que le stade ultime d’un jeu pour Johan, c’est une variable comme une autre pour Hannibal. Il y a sûrement l’expression d’une volonté de puissance dans cette logique : d’ailleurs, Hannibal s’amuse à certaine comparaison mégalomaniaque avec Dieu (« killing must feel good to God, he does it all the time. And are we not created in his image ?« ), alors que Johan cherche à être le « dernier homme » – stade ultime du nihilisme et autre concept nietzschéen -. Les deux personnages jouent le destin. C’est ce que rappelle Johan lorsqu’il se balade nonchalamment au bord d’un toit (la danse au-dessus du vide, à nouveau), ou surtout lorsque, à chaque fois qu’il est le plus proche de la mort, il montre son front pour préciser à son opposant l’endroit exact où tirer.

 

All you need is love ?

Il existe néanmoins une différence de taille entre les deux personnages, et elle s’appelle l’amour. Si Hannibal présente un dédain impérieux pour la vie humaine, il fait preuve d’un hédonisme affirmé capable de beaucoup d’attention pour ce qu’il considère comme beau – les arts et la cuisine majoritairement -. De plus, les trois saisons de la série auront indéniablement vu ses sentiments pour Will Graham muer d’un intérêt curieux à un véritable amour – le poussant même à se laisser enfermer -. Au contraire, le nihilisme de Johan trouve racine dans son incapacité à éprouver le moindre sentiment, à mettre en place la moindre connexion, et a fortiori à aimer quoi que ce soit. Hannibal se souvient de tout, a pleinement conscience de sa propre histoire et des conséquences sur son présent. Johan n’aime rien, en partie parce que son amnésie le rend hermétique à tout « effet madeleine de Proust » (ce que comprend parfaitement Grimmer qui, bien qu’ayant subi le même conditionnement que Johan, se rappelle au moins de son entrain pour la télévision) ; et même lorsqu’il subit les échos de sa mémoire, ce n’est que pour se rappeler une enfance traumatisante accumulant les dés-apprentissages de l’amour. En somme, Hannibal a été aimé ; rien n’est moins sûr pour Johan.

**Johan retrouvant la mémoire. Cette scène lui permet de comprendre d’où vient « le monstre en lui » (aka le nihilisme) et l’amène à complètement revoir ses plans pour le bouquet final. 

Souvent vécue comme une déception – car mal comprise -, la fin de l’animé est éloquente à ce sujet. En effet, l’ultime conversation (potentiellement fantasmée) entre Kenzô Tenma et Johan pose la question des multiples ramifications du mal dont le tueur est le résultat. Tout est résumé dans le titre de l’épisode, « Monstre contre monstre » ou « The Real Monster » : en effet, qui est le monstre ? Johan certes ; mais qu’en est-il de la logique qui l’a vu naître, prenant racine dans les pires heures de l’histoire européenne ? Et que dire de ses concepteurs, entre un fou eugéniste abusif et une mère capable d’abandonner des enfants instrumentalisés dés leur naissance (ce n’est d’ailleurs pas le choix de l’enfant à sacrifier qui détruit Johan, mais la décision en elle-même) ? Si  le manga est bien trop intelligent pour « excuser » les actes du jeune homme par une histoire effrayante (la grandeur d’âme de sa jumelle Nina est le meilleur contrepoids à une rhétorique justificative) – ou même à rejeter la faute sur le motif récurrent de la méchante maman – les questions demeurent ouvertes : quand on n’a pas été aimé, peut-on aimer soi-même ? Peut-on devenir autre chose qu’un monstre ?

Cette différenciation entre les deux tueurs est néanmoins à relativiser : Johan aime profondément sa sœur, tout comme d’une certaine manière il aime profondément Kenzô (qu’il appellera de manière narquoise, son « père » lors de leurs retrouvailles). Est-ce parce que ce sont les deux avec lesquels il peut pousser sa « danse au dessus du vide » le plus loin ? Ou parce que ce sont ceux qui lui montreront finalement un amour rare et inconditionnel ? Ou parce que ce sont les seuls dont il n’arrivera jamais à pervertir la morale ? Malgré l’inclinaison déconnectée de Johan et Hannibal, l’amour demeure un thème fort au sein des deux séries : si Hannibal se finit comme une véritable love story, nous avons récemment entendu un youtubeur définir Monster comme une fable « amour versus nihilisme ».

En conclusion :

Si Hannibal et Johan remplissent si bien leur rôle d’antagonistes, c’est aussi parce qu’ils permettent aux personnages principaux de s’accomplir – ce sont les Charon qui emmènent les héros en Enfer puis sur Terre -. Hannibal force Will Graham à muer et à parfaitement contrôler ses dons d’empathie pure. Johan – sûrement peu capable de rédemption – aura permis à Kenzô Tenma d’éprouver les fondements de sa philosophie, lui qui sortira vainqueur face à son négatif.

Rendons hommage à celui dont la pensée sous-tend cet article et terminons avec un parallèle nietzschéen : s’il faut passer par le nihilisme pour devenir un surhomme, les deux héros sont passés par leur antagoniste respectif (forme de nihilisme personnifié) pour, en effet, devenir bien plus grands qu’ils ne l’étaient au début de leur histoire respective (car comme dirait le meilleur commentateur de ce bon Friedrich – j’ai nommé Booba – : « Ce qui ne tue pas rend plus fort – ou handicapé -« ). Nous ne pouvons que vous conseiller de vous replonger dans ces séries qui, à notre sens, ont façonné deux des méchants les plus réussis de la fiction moderne.

Sources : Quora, Vulture, Universalis.