Imaginez. Vous vous promenez au milieu du rayon “mangas” de Gibert Joseph, à la recherche de la perle rare et pas chère qui viendra compléter votre déjà proéminente collection. Vous feuilletez, vous fouinez, vous furetez sous l’œil réprobateur de votre appli « Société Générale » sentant déjà le hold-up se profiler; et là, c’est le choc. Planqué sur l’étalage « Seinen », vous vous saisissez d’un gros bouquin, le maniez dans tous les sens, commencez à en tourner fébrilement les pages. Non vous ne rêvez pas: vous tenez bien entre vos mains l’édition maxi du manhwa (BD coréenne) Priest, l’une des énormes claques dessinées asiatiques des années 2000 (ayant même inspirée le culte In The Presence Of Enemies de Dream Theater). Profitons de sa réédition chez Pika pour revenir sur cet ovni sombre, dérangeant et exutoire.
Un mouton noir au milieu du troupeau:
Dis-nous, lecteur de manga: n’aurais-tu pas parfois l’impression, à quelques variantes près, de te farcir perpétuellement la même histoire ? Un peu, beaucoup ? C’est normal: comme tous les genres littéraires et d’autant plus ceux dessinés (prenons l’exemple de Mutafukaz, rareté dans la BD française/belge), le manga est une catégorie particulièrement normée – Masashi Kishimoto, figure incontournable de ce monde dont certaines œuvres se firent recalées de par leur difficulté de classification entre « Shonen » et « Seinen » vous en parlera mieux que nous -. De son dessin (trait, séquençage, codes graphiques, noir et blanc) à sa trame, en passant par la typologie de ses personnages, le style se déploie selon des règles strictes fortement ressenties sur le marché européen, supposant une vision assez étriquées de ce que le jeune garçon est censé rechercher dans une BD (et si vous êtes une fille, les « Seinen »/ »Shonen » ne sont par définition pas rédigés à votre égard. Bien).
Mais fort heureusement, il arrive qu’une oeuvre parvienne à s’extirper des carcans narratifs et artistiques du style tout en se retrouvant couronnée de succès: ce fut le cas de Death Note, de Monster ou de Blame!; c’est dans une mesure plus réduite le cas de Priest. Bienvenue dans un western gothique cauchemardesque, dont la couverture noire et le personnage menaçant dénotaient déjà visuellement d’avec les premières pages criardes des Naruto, Shaman King et autres One Piece.
Stupeur et tremblement:
La BD asiatique (manga, manhwa et manhua en tête) fait preuve d’une appétence certaine pour les grands poncifs de l’histoire et mythologies orientales (Naruto est basée sur la logique clanique japonaise) et occidentale (7 Deadly Sins, comme son nom l’indique). Priest ne déroge pas à la règle et puise sa bile dans les tréfonds du christianisme, en réactualisant le motif récurrent de la Chute du fidèle. Voici le topo: Ivan, un prêtre à la foi inébranlable tirant sur le fondamentalisme passif, se retrouve au milieu d’une guerre sanguinaire entre l’ange déchu Temosare (reportant lui-même sa haine œdipienne de Dieu contre ses petites ouailles mortelles, les Hommes) et un ancien homme de foi auto-transformé en démon, Vessiel. Reniant ses croyances au profit d’une vengeance fortement alimentée par ce dernier, Ivan se lance dans une quête meurtrière contre celui qui l’a dépouillé de sa foi (parce qu’il faut bien trouver un coupable qui ne soit, de préférence, pas soi-même). Sur son chemin au croisement entre quête mystique et partie de shoot’em all, il rencontrera beaucoup de zombies, quelques hères désemparés face à l’Apocalypse « en marche », une bande d’illuminés dont les actes sanguinaires légitimés par leur foi fait écho à notre actualité, et quelques-uns des apôtres de Temosare.
N’y allons pas par quatre chemins: l’une des grandes caractéristiques – et attrait – de Priest réside dans sa violence endémique, dont la particularité se présente d’abord par un dessin loin des codes établis du manga. Grand bien en a pris à l’auteur: comme pour une oeuvre de Bilal, il ne vous suffit que d’une œillade pour reconnaître le style nerveux de Hyung Min-woo. Encore plus que dans les autres écrits de l’auteur (notamment Ghostface), Priest déploie un trait anguleux, tranchant et incisif. Le noir n’est pas la conséquence obligatoire de la publication dans des magazines peux coûteux; c’est un impératif, une nécessité, une composante primordiale de l’histoire. Sans gratuité aucune, ce style particulier sied parfaitement à une narration sombre, portant de lui même l’angoisse, la frénésie et l’âpreté de la trame avant même que cette dernière ne soit arrêtée.
Le succès de Priest réside indubitablement dans son aspect choquant, littéralement « hors du commun », un peu comme si Sergio Leone avait rencontré Tobe Hooper. Mais au milieu du féroce défouloir subsiste une histoire prenante, des personnages faussement manichéens mais véritablement charismatiques et une réflexion lancinante sur la foi. Si l’auteur se refuse à une prise de position religieuse bas-du-plafond pour se concentrer sur les turpitudes de son héros, il est évident que les questions attachées au mysticisme, au déterminisme et au vide existentiel le touchent profondément (assez pour qu’il explique certaines aspects de sa démarche à la fin de ses ouvrages (Tome 9)). D’ailleurs, les jansénistes ne réfuteraient sûrement pas la logique de fond du manhwa, à savoir que l’Homme n’a rien à “mériter” de Dieu si ce n’est sa disgrâce. Accumulant les exemples d’âmes en proie à l’orgueilleuse quête de sens tombées entre les griffes du Démon, Hyung Min-woo en ressort une oeuvre intense, se débattant – parfois laborieusement – avec des questions qui le/la dépassent.
Car, outre son trait et son histoire, ce sont bien les personnages qui font la saveur acide de Priest – et ce malgré une tendance à la logorrhée un peu vaine -. Remarquons en priorité l’absence des codifications généralement rencontrées dans le genre: pas de héros benêt ou sur-volontaire, de Némésis taciturne, de mentor paternel ou de fille stupide à forte poitrine. Si Ivan tient le rôle de cavalero maléfique, son attrait lui vient également de sa lucidité empreinte de tristesse et d’autoflagellation. A la place du Sensei rassurant cher au manga mainstream, Vessiel effraie par son fanatisme haineux, mais étonne également par son fatalisme face à un combat dont il connait l’issue, ainsi que par sa relation à la fois utilitariste, empathique et désabusée avec Ivan. Et que dire des différents ennemis du héros à l’instar d’Akmode, ange déchu presque touchant de mélancolie, lui qui depuis des millénaires pleure la privation de ses ailes et dont l’étincelle de vanité précipitera la chute; ou encore de Netellafim, amoureux(se) transi(e) de Témosare, prisonnier(e) de sa croyance obsessionnelle en la bonté humaine; ou même de la section Bertines, une bande d’affreux fanatiques dont l’histoire personnelle révèle les fêlures propre à des être perdus, en quête sanguinaire de sens.
Hyung Min-woo, un auteur à (re)découvrir:
Malheureusement, à l’issu d’un pèlerinage de 16 épisodes, Priest s’est brutalement arrêté en laissant ses pauvres ouailles dans l’obscurité quant au dénouement des tourments d’Ivan. Mais bénissons l’An de Grâce 2017: en effet, la réédition grand format, en plus de permettre une meilleure appréciation du style artistique (bien qu’elles soient une excuse pour vous faire dépenser plus de tune, nous vous conseillons les éditions maxi; surtout lorsque l’oeuvre jouit d’une véritable puissance graphique de l’acabit de Priest ou de L’Attaque des Titans) promet de dignement clore la saga.
Profitez de ce petit miracle pour vous attarder sur l’artiste Hyung Min-woo. Nous ne connaissons pas grand chose de cet auteur plutôt discret, si ce n’est qu’il est autodidacte (d’où peut-être son style remarquable), qu’il adore les films d’horreur (sans blague) et qu’il a pour sale manie de ne pas terminer ses œuvres (que ceux qui se retrouvèrent désemparés face à la pseudo fin de son épopée hybride Ghostface lèvent la main). N’hésitez pas à (re)lire l’ensemble de son travail: face au caractère quasi industriel de la production manga, les voix dissonantes sont toujours les bienvenues.
Bonus: Priest, approuvé par Kakashi:
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