C’est avec un plaisir immense que nous voyons – disons depuis 3 ans – une vague de jeunes pousses musicales nous déferler sur le coin du museau. Elles sont fraîches, intelligentes, éduquées, douées, multiculturelles, perfusées à la complexité et au multi-facettes permises par Internet (Layla Hendryx, Donmonique, Toxe, Abra, Amandla Stenberg…). Installée sur le haut de cette lame peu encline à la concession, kickant nonchalamment les plates-bandes de ses aîné(e)s avec le dilettantisme et la moue je-m’en-foutiste de son âge, Tommy Genesis – signature du trop confidentiel label Awful Records – est un pur produit de ce mouvement.
« Playful demon angel baby »
Tommy Genesis. Arrêtons-nous sur ce nom et son physique : une jeune fille échappée d’un anime ou d’un rétro GTA/FF Crisis Core, retravaillée par Markus Prime et Teale Coco, saupoudrée d’une pointe de Hentai. Contrairement à beaucoup de ses consœurs rappeuses oscillant entre sur-sexualisation agressive et mimétisme de postures masculines clichéisées, Tommy G. se la joue confy, sexy et blurry (« J’aime porter des jupes pour leur coté « va te faire foutre, je suis jeune », et j’aime les croptops pour leur coté très confortable et légèrement provocant. J’aime les pompes de chantier ou de combat parce qu’elles me font me sentir puissante, masculine »).
Mais en parallèle, cette innocence relative – ou suggestive – est torpillée par un sens artistique cru même si métaphorique : des paroles vicieuses comme une comptine sadienne, mélangeant sans vergogne envolées bibliques et narration tranquille de fantasmes sado-maso. Entonnement, si Tommy G. déploie ses visions et délires sans vraiment de considération pour les délicates oreilles de l’auditeur, elle ne tombe jamais dans un discours dialectique sur ce que le cul devrait être, bien au contraire : « Je ne simplifie pas les connotations sexuelles de mon rap. Elles sont parfois très bizarres et abstraites. Je ne dis pas que je ne ferai jamais une chanson comme Nicki Minaj, mais là tout de suite, mes sentiments sont primordiaux. Elle rappe « My anaconda don’t want none » : c’est le stéréotype de ne pas avoir de sentiments, c’est packagé pour les médias de masse. L’idée est de dire aux filles et aux garçons qu’il ne faut pas avoir de sentiments, que les sentiments n’ont pas leur place dans le sexe. C’est un monument érigé au sexe sans sentiment. Pour moi, le sexe ce n’est pas ça – pas toujours -. Tout est connecté au sentiment sur lequel je suis en train d’écrire ». Explorer sa sexualité dans toute sa bizarrerie, son vice et sa poésie sans la décorréler au sentiment vécu… Un postulat rare, de nos jours.
En plus de son écriture, Tommy G. étonne – et se reconnait instantanément – pour son flow parfois asthénique, monochromatique et fluet, ou saccadé et typique de la trap – sauf que sa voix aiguë renvoie moins à la démonstration de force testostéronnée qu’à une sorte d’urgence ou de menace sourde. Son style musical oscille entre la violence catchy de Sheperd ou Execute, et la lenteur sombre de Bump, sorte de bande son qui vous accompagnerait vers 06h00 du mat’, le front fiévreux collé contre la vitre trempée du taxi cognant au rythme des « Bump », le regard enivré perdu dans les néons humides de la ville, les relents d’une soirée ennuyeuse et les souvenirs éparses d’une relation douloureuse. Quand on lui demande de décrire son genre, Tommy G. répond : « Internet est mon héritage, le « genre » n’est qu’un mot. Ma lentille culturelle est flou, intime, indéfinie, comme si tu scrutais à travers les rideaux de tes voisins et que tu y regardais quelque chose que tu n’étais pas censé voir (…). S’il faut le définir, c’est la douleur, le sexe, les relations, la drogue, l’ennui et la révolte. »
Sexe, race et art : la fluidité comme leitmotiv.
Affreux lieu commun, mais nous n’avons pas trouvé mieux : Tommy Genesis plaît également parce qu’elle est l’allégorie même de l’artiste inclassable, le tout sans perte identitaire. Son Canada natal d’abord : comme elle le décrit, Vancouver sied à son coté de petite bête hirsute composant en autarcie. Et quand il y en a marre de cette solitude prolifique certes, mais carcérale éventuellement (« She’d rather give head than be all lonely« ), direction Atlanta, où la sur-vie sociale prend même le pas sur la création : entre le monstre de sociabilité et l’introvertie, Tommy G.
Ensuite il y a son métissage, puisque la jeune fille porte son héritage culturel comme un trophée et le présente comme les racines de son goût prononcé pour l’inclassable et le passage d’extrêmes à extrêmes, aussi bien artistiquement que personnellement. « Mon père est Tamoul et son côté de la famille est très chrétien, religieux et traditionnel. Du côté de ma mère, ils sont scandinaves, très libéraux dans leur manière de penser. De fait, on m’a élevée en me répétant « Trouve ton propre chemin, fais ce que tu veux ». Il y a beaucoup de métisses au Canada. Si je vois un autre métisse, je vais me sentir plus connecté à lui. C’est – nous sommes – une nouvelle race, une nouvelle culture. Peut-être que ça n’a rien à voir avec la race telle que nous l’entendons – l’ethnie – mais c’est la manière dont tu as été éduqué (qui vient plus facilement avec le métissage). Ça n’a jamais été tout blanc ou tout noir : j’ai été élevée dans des zones grises ».
Et bien sûr, il y a sa sexualité. World Vision s’ouvre sur ces paroles, déclamées avec le ton évident et apathique de celle qui n’a déjà plus grand chose à prouver ou à expliciter : « Before I was yours / I belonged to her / She taught me how to fuck / Venus in Furs« . La question du sexe est omniprésente ; normal chez une enfant qui a passé le plus clair de sa jeunesse à « m’enfermer dans ma chambre, peindre, dessiner, chanter et me masturber (…). Je dessinais beaucoup de scènes BDSM très réalistes, j’étais bonne pour ça ». Mais encore une fois, là où des pratiques ou sexualités « hors normes » se muent vite en arguments marketing dans la bouche de certain(e)s, le sexe fait partie intégrante de la démarche artistique, bien plus complexe qu’il n’y paraît. Prenons l’exemple de la bisexualité affichée : plus qu’une posture, bien au delà de la revendication, Tommy G. déploie une sorte de manœuvre habile entre le féminin et le masculin au gré de ses humeurs et de ses fantasmes (« She tell me he gon’ flip me like he flip his cousins back South / But she don’t know that I went from cunt to dick early this month« ), le tout avec une facilité et une évidence déconcertante (« Ima lick her pussy Ima lick it good / Ima lick her tummy Ima lick her hood / Don’t be mad at me though / You don’t know what i know« ). En plus de cette fluidité genrée et pour relever le goût de scandale, il y a une part non négligeable d’imagerie religieuse souvent mélangée à des récits sexualisés (I fuck up your shit / Like the old testament / Testament to your faith / That you keep me in bed). Et au delà du sexe, la religion souligne un autre aspect de la jeune rappeuse : son goût prononcé pour le leadership (la fameuse punchline de Kanye dans « New Slaves » n’est pas citée et transformée en vain).
« Je Suis La Bonne Bergère. Watch Me Fuck The Rest. »
Attachée à cette imagerie de meneuse revient la question du féminisme, récurrente en interview. Loin de tomber dans la logique victimaire « c’est dur d’être une femme dans le rap », Tommy G. rappelle néanmoins, avec cette rhétorique étrange tanguant entre religieux et trivialité, qu’il y a un « enfer spécifique pour les filles qui malmènent d’autres filles » : « En tant que femmes, nous avons le pouvoir de nous faire nous sentir en confiance, ou alors comme moins que rien. Nous, en tant que groupe sexué, avons plus de pouvoir sur l’estime personnelle des unes et des autres qu’aucun homme n’en aura jamais. De manière subversive, nous sapons et essayons d’altérer le destin de chacune. Nous pouvons être jalouses, compétitives et primitives, mais nous sommes le symptôme de la manière dont les autres choisissent de nous traiter. Je crois que, vivant dans le dernier siècle d’un monde en pleine décadence, nous nous devons au moins de nous montrer de l’amour et du respect. Surtout entre femmes, puisque nous tentons d’exister dans cette culture à la fois lucide et onirique du sexe et de la violence ».
Aussi bien dans ses interviews, ses paroles (« They gonna bring to the stand all my women » ou « All dem’ sheep that follow / Follow through with commitment / Got a young pretty homie / Asking you for submission »), sur scène (où elle interagit, se lance, joue, moshpit et embrasse) ou encore dans l’imagerie déployée sur Instagram (Fuckedup Girl Power ou une passion particulière pour la sublime Abra), Tommy Genesis parfait le mythe d’un animal solitaire en même temps que cheftaine naturelle d’un troupeau de grands félins plutôt que de loups (animaux stupides incapables de chasser seuls et pâtissant d’un sens contestable de la loyauté). Watch her fuck the rest.
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