Je ne sais jamais quoi répondre quand on me demande depuis combien de temps je vis à Berlin. Trois ou quatre ans ? Trois ans officiellement, mais quatre ans passés à explorer la ville. Il y a quatre ans je devenais folle, quatre maisons dans deux pays différents et aucun chez-moi. Allers-retours incessants Grenoble-Berlin-Paris-Marseille, de quoi établir dans ma tête pas mal de regards croisés. Il y a quatre ans je travaillais à Paris, étudiais à Grenoble, écrivais à Berlin, mon premier roman.
À Berlin j’entendais : « Oh tu écris un roman ? Génial ! Ça parle de quoi ? Et c’est en français ah c’est dommage j’aimerais tellement en lire un morceau. », et puis on me présentait comme « Jule, l’écrivain ».
En France j’entendais : « Ah ouais t’écris un roman ? Mais t’as déjà été publiée ? Et ça parle de quoi ? Et comment tu vas faire alors, tu vas l’envoyer à des maisons d’édition ? Et sinon tu comptes faire quoi dans la vie ? » et on me présentait comme « Jule, étudiante en école de commerce ».
C’est ce qui m’avait le plus marquée à l’époque, énervée aussi. J’expliquais à mes copines françaises qu’à Berlin on se foutait bien de ce que tu faisais pour gagner ta vie, on s’intéressait bien davantage à qui tu étais vraiment, ta personnalité, ce qui faisait que tu étais un individu, « individuel », et donc remarquable, intéressant, parce qu’unique. Je racontais à mes copains berlinois qu’en France c’était insupportable, je n’osais plus dire que j’étais écrivain parce qu’on me répondait immédiatement, l’air condescendant « Ben non t’es pas écrivain puisque tu gagnes pas ta vie avec ça ! ». Ok.
Premier boulot à Berlin chez un ami restaurateur :
« Pour l’anniversaire du restaurant j’aimerais engager des artistes street art, mais bon c’est galère, à Berlin tu mets une annonce « cherche artiste » tu te retrouves avec la moitié de la population de la ville, prétendus artistes mais gros branleurs. Faut qu’on trouve des vrais.
– C’est quoi des vrais artistes ?
– Des mecs qui gagnent leur vie comme ça.
– Ah, donc moi je suis pas une artiste pour toi ?
– Ben non, toi t’es serveuse. »
Entre temps j’avais publié un roman, ma première pièce de théâtre avait été jouée dans le Off d’Avignon, j’écrivais des histoires courtes sur un blog hébergé par RFI. Mais non. J’étais serveuse point.
Quatre ans après me voilà dans un autre restaurant, le troisième dans lequel je travaille, parce que je ne suis toujours qu’une « serveuse ». Et j’ai la même conversation, sauf que je me retrouve de l’autre côté de la barrière. C’est Birgit qui me fait la réflexion.
« Tu prends cette histoire de serveuse trop au sérieux. Tu nous répètes depuis une semaine que t’en as marre d’être serveuse, que tu veux être freelance à plein temps. Mais moi je ne définis pas les gens par leur métier tu sais, c’est bien la dernière question que je pose à quelqu’un d’ailleurs, ce qu’il fait dans la vie. »
Et elle a raison. Elle a tellement raison. Je m’en veux d’être si « française » dans mes propos depuis quelques temps. Je répète à qui veut l’entendre que j’en ai marre « d’être serveuse », alors que je devrais dire « j’en ai marre de travailler dans la gastronomie ». Parce que serveuse ou pas, ça n’enlève en rien qui je suis moi. Ce que je fais. Comment je vis ma vie. Quand je discute avec des mecs sur mon application de dating, je cherche immédiatement à savoir ce qu’ils font : ils bossent dans une start up ? un call center ? graphik designer ? chômeurs ? looser, looser, looser. Alors que je suis bien placée pour savoir qu’un métier, et surtout à Berlin, non, qu’un métier, partout dans le monde, ne définira jamais une personne. N’enfermera jamais une personne dans un cadre. Jamais. Alors qu’est-ce que je m’en fous d’être serveuse, écrivain, freelance, qu’est-ce que je m’en fous qu’il soit étudiant, architecte, chômeur, musicien ? Parler, parler avec les gens, découvrir l’autre, apprendre à le connaître, apprendre à se connaître aussi, et prendre le temps. Oui, prendre le temps.
Illustration : vieux furet, licence CC