Hier quand je suis sortie pour aller à la danse, je suis tombée sur deux mecs entre la porte de mon immeuble et la porte de la cour. Le premier m’a regardée sortir un petit sourire aux lèvres. Je me suis dit que c’était rapport à ma tenue : casque de vélo, lunettes de soleil Brigitte Bardot, foulard imitation carré hermès. L’ultime combo Française naturalisée Allemande, l’alliance du charme et du pratique, bref j’avais l’air ridicule merci. Il ne souriait pas pour ça. Il souriait à cause de son pote qui était en train de pisser entre ma poubelle de verre et ma poubelle papier. Un mec, de mon âge, tout ce qui a de plus banal (j’aurais pu le trouver sur Tinder et le matcher, il était plutôt mignon), était en train de pisser entre mes poubelles en ricanant.
J’ai senti la colère monter. Puis ma gorge se serrer. J’ai remarqué que quand je me fais agresser dans la rue, verbalement ou physiquement, ma gorge se noue. Mes poings se serrent, mon cœur bat à mille à l’heure nourrissant mon sang de haine vermillon, mais aucun mot ne sort. Trop de colère d’un coup. Au summer camp d’OLF l’été dernier la dame en charge du workshop self-defense nous a donné les différents niveaux d’alerte. « Si vous êtes dans le noir c’est l’adrénaline dans les chaussettes c’est foutu vous êtes paralysée ». Un an après je suis toujours dans le noir.
Enfin dans le gris foncé. Car depuis quelques années je ne suis plus capable de ne rien faire, ignorer, continuer mon chemin. Alors ça donne des trucs un peu ridicules. Dans la rue quand avec ma copine M. on se fait siffler ou qu’un crétin nous glisse un « jolies… », je me plante, droite comme un i, et puis parfois je fais un « OOOH » et ensuite arf étranglement je suis le canard à qui on tord le cou, plus aucun son ne sort et je reste plantée là sur le trottoir à le regarder partir, mes yeux qui lancent des éclairs et M. qui se demande quoi dire. Hier ça a donné à peu près ça. J’ai regardé le mec avec tout mon mépris. Je me suis dit je vais fixer sa bite pour le mettre mal à l’aise. Mais mon corps lui a continué à pousser mon vélo jusqu’à la sortie. Parce que j’ai eu peur. En gros dans ma tête ça disait « wesh vas y je vais le buter je vais lui couper sa bite avec le verre qui traîne près de la poubelle » et puis mon corps lui disait « allez on se calme viens on y va laisse tomber il en vaut pas la peine ». J’ai eu peur. Parce qu’ils étaient deux. Parce que l’humiliation appelle la violence. Parce qu’ils savent où j’habite. Alors j’ai juste dit « vraiment… » avec tout le dédain dont j’étais capable, et je suis montée sur mon vélo. Ils n’ont pas répondu. Ils continuaient de ricaner. Ils n’en ont rien eu à foutre.
Sur la route j’ai pensé à tout ce que j’aurais voulu lui dire. La phrase qui m’est restée en travers c’est « j’habite là ». J’habite là tu sais. Ce sont mes poubelles et quand je vais les jeter j’ai pas envie de marcher dans ta pisse. En plus c’est pas comme si la cour était pas grande, qu’il y avait pas un peu d’herbe là-bas. « Quitte à te comporter comme un chien t’aurais pu aller gratter dans l’herbe non ? ». Quatre kilomètres à ressasser tout ce que j’aurais voulu, pu, dû dire. Et puis soudainement j’ai pensé qu’il y a trois jours, en sortant d’un bar, j’ai pissé sur un parking. « Entre deux voitures ». On marchait jusqu’à la voiture avec M., j’ai dit que j’avais vraiment très envie de pisser et elle m’a dit, « t’inquiète, t’iras sur le parking entre deux voitures », et on a ri parce qu’alors que j’avais le cul au ras du béton, je criais « c’est ma première fois! Je ne pensais pas que j’y arriverais ». Et puis je m’essuyais en pensant à l’épisode de Girls où Jessa se fait arrêter.
Je revois ces deux mecs dans ma cour, près de mes poubelles. Et je me dis peut-être que quelqu’un a marché dans la flaque en montant dans sa voiture.